Notre documentaire : Saint-Louis face aux pluies
Une interview de Yann Flament par Hélène Patin et France Tierrie.
janvier 2001
France : Comment est né le projet ?
Yann : Lannée dernière jétais en licence de filmologie à Lille 3. On avait un atelier documentaire avec Louisette Faréniaux, à lissu duquel on devait concevoir un projet de film. Sujet au choix. Javais pas trop didées, pas beaucoup dimagination. Cest un peu triste quand on pense à tout ce qui se passe autour de nous. Enfin, bon. Un jour, à lintercours, on a, Florent et moi, commencé à parler un peu avec Cécile qui nous a proposé son idée. Elle cherchait des gens avec qui travailler. Son idée était plutôt large, assez floue, elle revenait du Sénégal, elle avait fait un chantier jeune à Saint-Louis, organisé par le Partenariat avec Saint-Louis et sa Région. Elle avait donc surtout un désir : faire un film sur le Sénégal, à Saint-Louis. Alors on sest mis à travailler à partir de ce désir, qui est petit à petit devenu aussi le notre. On avait un lieu, cest déjà quelque chose. Mais il fallait maintenant « trouver » un problème comme moyen daborder ce lieu. Un problème qui nous permettrais daller à la rencontre de la population, de prendre son pouls. Ce quon a voulu, petit à petit, cest essayer de capter une énergie, une dynamique comme point central du film. Une population face à un gros problème revenant chaque année. Cest comme ça quest venue, que sest imposée même, celui des inondations lors de la saison des pluies. Une catastrophe pour une grande partie de la population. Et la dynamique comme noyau du film, ça nous permettait de ne pas dresser un tableau misérable de cette situation, où plutôt de tendre à le dépasser, par les images des associations au travail, en train dessayer de régler les problèmes. Et on se disait que peut-être, ça pourrait servir « dexemple » pour les assos en France. Voilà on sest dit : essayer de filmer laction dune population avec peu de moyen face à un sacré gros problème.
Hélène : Quand vous êtes arrivé là-bas, est-ce que cétait comme vous laviez imaginé ?
Déjà soulever le problème suivant : pour seul repérage on avait les souvenirs de Cécile qui avait vu le début des inondations lannée précédente, et une petite correspondance quon essayait de tenir avec deux ou trois résidents à Saint Louis. Autant le dire tout de suite : cest quand même peu - et quel euphémisme ! - pour préparer un documentaire. Au tout départ on avait rédigé un scénario qui ne collait pas trop à la réalité. On était parti dune ambivalence : dans ce pays qui a longtemps connu la sécheresse et le désert qui gagnait sérieusement du terrain, la pluie est un phénomène salutaire pour lagriculture ; et en même temps elle saccage tout. On voulait donc travailler sur ce quon appelait ce « paradoxe de leau ». On a envoyé notre premier synopsis là-bas. Mais après quelques lettres - notamment de Monsieur Sail, ancien membre de lOMVS, et de Pierre-Yves, responsable du partenariat à Saint-Louis - nous « faisant remarquer » que ce nétait pas vraiment là, le problème de Saint-Louis, on a bien été obligé de changer, même si « lidée était « belle » ». Donc voilà, on a élaboré un synopsis, chez nous, en France, complètement déconnecté des réalités de là-bas. On voulait voir le village des pécheurs, les rizicultures. On nous répondait aussi « y a pas vraiment de riziculture à Saint-Louis, elles sont beaucoup plus loin ». « Ah bon ! Oh, cest dommage » Au final on sest dit quil valait mieux et de un le faire uniquement dans la ville de Saint-Louis, et de deux dans un seul quartier, et sûrement pas dans le quartier historique (le plus ancien et le plus grand des ports de lA.O.F., devenu le quartier touristique, là où il y a les banques, où habitent les « vrais Saint-Louisiens » comme disent certains dentre eux). On a choisit le quartier de Sor à la « périphérie » de la ville : en fait ce doit être là quhabitent le plus de gens, la ville même. Il y avait une promesse dactivité économique plus importante que dans les villages où la sécheresse dévastait tout. Les gens ont bâtit assez anarchiquement sur ces terrains, et lorsquau début des années quatre vingt dix, leau est revenue, cétait la catastrophe. Cest abordé par les habitants assez longuement dans le film.
Le dernier synopsis était très « écrit ». On voulait suivre une famille qui serait inondée. On partait avec des envies de fictions, on voulait que le spectateur en sidentifiant à cette famille, vive de lintérieur cette peur dêtre inondé, tremble avec la famille. On voulait créer une sorte de suspens. En fait on attendait quelle se fasse inonder, cétait inscrit dans le scénario, on choisissait la famille selon les « chances » quelle avait dêtre inondée. Et le mot « chance », malgré tous les guillemets que je voudrais lui rajouter, reflète bien ce que jen pense maintenant : cétait assez puant ! Ensuite on voulait suivre cette famille lors de son relogement. On partait avec lénorme préjugé que le spectateur pourrait sidentifier aux personnages. Quand jy repense, je trouve que, dune part, cétait « très bourgeois », et dautre part, complètement irréaliste.
Hélène : Sur place comment ça sest passé, concrètement ?
Au début du tournage, on partait encore avec cette idée-là, mais très vite on sest dit quon suivrait trois familles différentes : une inondée, une pas inondée et une relogée. Mais cétait plein de contradictions internes, le réel ne rentre pas dans un « cadre ».
France : Les conditions de tournage. Quest-ce que vous aviez prévu ?
Plusieurs jours avant de partir (peut-être même plusieurs semaines), javais le trac, mal au ventre, jétais stressé. Au mois daoût, on a eu encore pas mal de problèmes : les passeports, les derniers problèmes de douanes à régler, un tampon à acheter pour lasso juste avant de partir, on navait pas le temps de nous le faire faire, « aura-t-on tout le matos ? », « recevrons-nous largent du CRRAV avant de partir ? ». En plus, on avait déjà 75 kg de matériel et on navait le droit quà 25 kg par personne. On était trois On se demandait comment on allait pouvoir faire pour pouvoir prendre des affaires personnelles (prendre 3 ou 4 slips ? du shampooing pour Cécile ? de la lessive ?), on avait peur davoir des problèmes avec le matos. Un peu parano. De plus, on pensait que ça allait mal se passer, le rapport problématique des musulmans à limage, etc. En fait non. En tout cas pas en Afrique noire, pas au Sénégal. Ou alors une mise en scène face à limage, une fascination, assez banale, comme tout le monde devant une caméra.
Enfin bon, on avait le trac
France : Le contact avec la population a-t-il été facile ? Avez-vous été aidé par des gens ?
On a été très aidé par le Partenariat. On a pu directement rentrer au cur des quartier, prendre des rendez-vous avec des familles, les rencontrer. Tout ça très vite, en moins dune semaine on savait à peu près qui on allait rencontrer. Et tout ça grâce au Partenariat qui est connu pour ses actions et représenté un peu partout dans les quartiers. Absa, la responsable du partenariat durant cette période, Sacoura, létudiant avec qui on a travaillé, nous ont accompagné, aidé à établir rapidement des contacts. Puis dans les quartiers on a rencontré des notables qui, à leur tour, nous ont fait rencontrer des familles. Ça sest fait comme ça, par « palier ».
Pour un documentaire « digne » de ce nom, on a besoin de beaucoup de temps et ça se prépare sur le terrain, on simmerge dans le réel. Ce boulot qui met peut-être trois mois, on la fait en France, loin du Sénégal. Si on navait pas été aidé par toutes ces personnes, on naurait rien pu faire, ou pas grand chose.
Hélène : Et le contact avec les habitants eux-mêmes ?
Une fois une fille nous a demandé : « quest-ce que vous allez faire après avec ces images, est-ce que vous allez mettre les cassettes dans des tiroirs quand vous serez rentrés en France ? ». Ca on la gardé au montage, cétait très important pour nous. On la voit sadresser hors champ, elle reste là, repose plusieurs fois la question. Cest à moi quelle posait la question, jétais très gêné, à la fin jai même tendu mon bras vers elle, pour la rassurer sans doute, je ne faisais même plus attention à la caméra. Mais ça on ne la pas gardé. Dans la réalité, le personnage résiste, il te questionne par rapport à ce que tu es venu faire là. Tu es face non pas à des figures, à des personnages, mais face à des personnes. Tu as des comptes à leur rendre. Laisser la trace de notre présence dans le film, au moins une fois, des blancs qui filment des noirs en plus, toute une histoire derrière, un poids que remet en jeu la caméra, son pouvoir, etc. Et cette envie dêtre honnête avec les gens quon filme. Mais peut-être que cest encore une sorte de bonne conscience.
France : Est-ce que ça vous a déstabilisé ça, sur place ?
Ah oui, certains soirs on rentrait totalement démoralisés, on se demandait : « quest-ce quon fout là ? ». Notre but - faire un joli documentaire, avec notre nom écrit dessus - cest transformé. Les gens face à qui on était sen foutaient de lobjet film, si on était là, cétait pour quil y ait un retour. Eux, ce qui compte, cest que ça leur serve à ne plus être dans la merde comme ils le sont. On était alors doublement abattus car on se disait : « je ny ai pas pensé et, comment jai pu ne pas y penser, comme je suis égoïste ! ». Mais bon, « malheureusement », ces problèmes-là on se les posent, elles nous hantent quand on est sur place, et quand on revient, on a cette foutue tendance à redevenir comme on était avant : des occidentaux bien de chez eux.
France : Le travail en équipe, comment sest il passé ?
Très bien ! Peu dengueulades, très vites réglées. Ca aurait pu être dix fois pire. Au départ on est trois personnes mais face au réel, on a intérêt à ne plus faire quun.
Hélène : Raconte-nous ton expérience en tant que preneur de son.
Cest un peu frustrant. On en a un peu parlé avec Florent, lui, derrière la caméra, avait limpression dune distance assez grande avec ce quil filmait. Un écran, la métaphore est banale. Il ne voyais pas bien ceux quil filmait. Je veux dire les personnes en tant que personnes. Alors quà la prise de son, tu es beaucoup plus proche des gens avec qui tu es, du réel.
Javais très peur avant de partir faire un documentaire, le rapport à lautre, comment laccrocher, tout ça, je suis très inhibé. Lors des seules expériences de micro-trottoir que javais eues, jétais très timide. Là-bas jétais très ouvert, très à laise, jarrivais à parler plus facilement aux gens. Sans doute parce que les gens sont super accueillants, je ne me suis pas reconnu ! Jétais complètement désinhibé.
Mais, cétait peut-être superficiel en moi, temporaire, je ne saurais pas exactement le dire.
France : Y a-t-il des souvenirs qui tont marqué ?
Cétait hors tournage, un soir on a assisté à une fête de la circoncision. On était tous en cercle (on était les seuls blancs). Il y avait des jumbés, des enfants et un « gourou », un maître de cérémonie, qui amenait un par un les enfants dans le cercle. La musique était très rythmée. Les enfants, ils étaient parfois tout petits, peut-être certain à peine deux ou trois ans, ils dansaient déjà superbement. [Yann danse, il nous montre.] Cétait plutôt violent. Et en même temps y avait une telle joie ! A un moment, le maître de cérémonie tire un petit garçon par le bras, il le fait sallonger sur le sol, du sable, puis il attire une petite fille quil frappe avec sa ceinture. Le but du « jeu » était quelle se penche sur le garçon pour toucher son sexe. Il y avait tout un jeu sur la sexualité mais sans aucun non dits, sans aucuns tabous, tout était si explicite. Pas comme ici, où on a plutôt une culture des blagues grivoises, bien grasses à propos de sexe mais sans jamais dire les choses clairement, toujours en sous-entendus lourdingues. Et où tout ce quil y a de violence dans la sexualité, est par la même toujours plutôt refoulé, une culture de névrosé quoi !
Hélène : cette violence dans la sexualité, elle ta choqué ?
En fait jai limpression quils problématisent dans les rites mêmes leurs rapports à la violence et particulièrement celle vis-à-vis des femmes. Bon, je ne suis pas ethnologue, mais il y a un truc qui se joue là de très fort, et justement de trop fort, quon a du mal, quand on ny est pas habitué, à comprendre, voire à assimiler.
La petite fille ne voulait pas, elle résistait, tout le monde riait, on ne savait pas si la petite fille jouait, si elle simulait, cétait tout une mise en scène sur les pleurs, les rires, cétait tellement naturel en même temps ! Cétait du jeu réel ! Ce rapport à la sexualité, était à la fois, comment dire ? Cru et cruel. Il y avait cette mise en scène, cette gaieté et en même temps, cette mise en scène de la violence envers les femmes, mais aussi envers les petits enfants et mon rapport à ça, cest que jai été pris entre deux mouvements contradictoires : une gaieté et une peur de cette violence ! Tout ça dans un contexte euphorique. Une violence de la joie, un sentiment très bizarre, très complexe, ambivalent, je sais pas moi, très tout en même temps, synthèse de tellement de chose qui sont profondément liées sans quon sen rende compte, et donc quelque chose de très fort ! Toujours Eros et Thanatos, violence et amour, lErotisme quoi selon Bataille, pour le replacer dans des choses quon connaît plus. En fait je lai gardé un peu comme souvenir symptomatique de mon rapport à lAfrique, ce côté animal. Le terme a beau ne pas être très politiquement correcte, tant pis cétait ça, et puis cest tellement vrai, cest juste les racines de tous le monde qui nont pas été là-bas refoulé, effacé par des choses comme la morale, etc.
Hélène : Maintenant que votre film est fini, quas-tu pensé quand tu las vu ?
En fait je suis plutôt content. Mais content parce quen partant, je mattendais à pire. Alors que je lavais déjà vu, en le montant, je ne sais pas combien de fois en petits morceaux, je ne me suis pas ennuyé une minute. Enfin cest peut-être parce que je connaissais déjà tout par cur. Peut-être que pour un spectateur qui le verra pour la première fois, ce sera totalement différent, peut-être quil semmerdera. Jespère et je pense quil y a un bon équilibre entre les moments plus informatifs et les moments plus calmes, les moments « gais » et les moments « tristes ».
Javais un regard extérieur pour voir si le film passait bien, si linformation passait bien. Ce qui importe avant tout, cest ça, cest linformation. Ce nest pas ce quon voulait au départ, en France, avant de partir, dêtre vraiment confronté aux réalités, on voulait faire un film et dabord pour nous. Mais après avoir vécu à côté de ces gens (à côté car on ne vivait pas ça comme eux, on nétait pas inondé, nous ! là où on logeait.) En revenant, linformation, la faire passer, est devenu une nécessité. Sinon jai limpression que le documentaire fait bien comprendre les problèmes, mais ça aurait pu être dix fois mieux, beaucoup mieux construit. Donc content par rapport à nos attentes qui étaient plutôt raisonnables.
France : Pourquoi, vous logiez où ?
On logeait dans lîle, là où se trouve le quartier historique, les maisons en dur comme on dit, même si elles sont pour certaines plutôt en ruine. Enfin, surtout au Sud de lîle, là où on était. Au Nord là où cest vraiment touristique, là où il y a les hôtels, les restaurants, il y a pas vraiment de ruine. Mais enfin dans lîle les problèmes dinondation sont beaucoup moins catastrophiques que dans les quartiers périphériques, comme à Sor par exemple. On était donc plutôt bien lotît. On logeait chez Mount. Il accueille généralement les infirmières qui viennent dans le cadre du Partenariat. Un type super ! On la revu depuis notre retour. Il est en France maintenant.
France : Vous allez tourner une autre version de votre documentaire, un 26 mn, en plus du 52 mn, pourquoi ?
Dabord parce que 52 mn, cest un longue plage horaire pour les télévisions, le 52 mn, cest le format long du documentaire. Le format 26 mn peut plus facilement passer. De plus, il se rapprocherait plus du « fantasme » quon a dun documentaire : moins informatif, plus léché, qui suit plus les gens. Il sera autour dune seule famille, par exemple celle dOuma. Mais là je me contredis avec ce que jai dit avant de linformation. Mais on nest pas à une contradiction près.
Hélène : Comment allez-vous diffuser votre documentaire ?
Au Sénégal, par lintermédiaire du Partenariat, organiser une projection dabord avec tous ceux qui nous ont aidé et quon a filmé, puis avec un plus large public. Et pourquoi pas aussi à la télévision Sénégalaise.
En France, on espère pouvoir le faire passer au Kino , au Partenariat, à dautres associations, laisser des vidéos en vente. Ensuite, peut-être le passer à la télévision à Canal 9 , voire sur des chaînes comme Planète. Le proposer aussi à La Médiathèque des Trois Mondes, boite dédition de cassette.
Hélène : Enfin, quels conseils peux-tu donner à des jeunes qui voudraient se lancer dans la réalisation dun documentaire à létranger ?
Ca prend beaucoup de temps et monter un dossier cest quand même super chiant. Mais alors le résultat ! Passionnant ! Quand on est revenu, les gens nous demandaient : « alors, cétait bien le Sénégal? » On savait pas vraiment quoi leur répondre, si ce nest que bien, cétait pas du tout le mot. Mais une « rudexpérience » comme on dit dans le Nord, ça cest sûr.